Dominique Perrault Architecture

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30 | 05 | 2013

Interview de Dominique Perrault dans Kommersant Vlast

« LA VILLE A REÇU UN THÉÂTRE MEDIOCRE »

Retrouvez l'intégralité de l'interview de Dominique Perrault par Alexey Tarkhanov dans le n°18 de Kommersant Vlast .Paru le 13 mai 2013.

« La ville a reçu un théâtre médiocre »
Propos recueillis par Alexey Tarkhanov pour Kommersant Vlast

Le nouveau bâtiment du Théatre Mariinsky a ouvert ses portes à Saint-pétersbourg. Le projet a été réalisé par des architectes canadiens de l’agence Diamond Schmitt Architects. En 2003 un concours international avait été organisé pour le projet de ce théâtre et avait été remporté par l’architecte français Dominique Perrault.

J’ai fait la connaissance de Perrault avant son apparition à Saint-Pétersbourg, je l’avais interviewé et je considérais qu’il était plein de talent. Je me réjouis donc doublement de la victoire de son projet au concours car il me semblait que l’ouverture sur une nouvelle architecture mondiale était très importante pour la Russie. Les trois années que Perrault passa à travailler sur le projet du Mariinsky 2 furent pour moi exceptionnellement intéressantes. Nous nous sommes rencontrés plus d’une fois, nous parlions de son travail et nous sommes passés peu à peu du « vous » au « tu ». Je croyais que la ville accueillerait son projet avec joie. Il en fut autrement. Tout d’abord, le projet fut bloqué par l’expertise d’Etat qui le jugea trop audacieux pour nos espaces et nos possibilités. Le nombre des critiques et des erreurs faisait penser à la destruction  de la géométrie de Lobatchevsy par Euclide. De tels bâtiments n’avaient pas encore été construits en Russie et l’expertise ne voulait pas prendre de risque. Ensuite, le bureau d’architecture ouvert par Perrault en Russie se débarrassa de son fondateur.  Le projet resta entre les mains de ses partenaires russes qui essayèrent de mener le travail à bien dans la mesure de leurs capacités et des normes russes mais il fut de nouveau rejeté, à quoi bon prendre des gants avec un bureau resté sans son étoile internationale.


Valery Gergiev trouva lui-même l’agence d’architecture canadienne qui a réalisé le projet de son théâtre et mené la construction jusqu’à son ouverture solennelle. L’aspect du nouveau Mariinsky me paraît de loin bien moins intéressant que le projet de Dominique Perrault mais finalement c’est à Valery Gergiev d’en juger, au théâtre et aux habitants de Saint-Pétersbourg. Une seule chose m’est venue à l’esprit : ne vaudrait-il pas la peine de donner à Perrault la possibilité de parler une dernière fois du projet qui aurait pu devenir notre fierté mais qui n’a finalement embelli que les états de service de l’architecte.

Peu de temps avant l’ouverture, j’ai demandé à Valery Gergiev pourquoi le projet de Dominique Perrault n’avait pas été réalisé. Il me répondit que le bâtiment que tu avais imaginé, sa coque d’or, était techniquement impossible à construire et que personne parmi les experts internationaux n’était prêt à s’en porter garant. Que c’était trop compliqué. Et toi, qu’en penses-tu ?


Tu veux que je le contredise. Il me semble que l’accusation est si grotesque que cela ne vaut pas la peine d’y répondre. Dans le monde, des bâtiments  bien plus audacieux que la coupole d’or qui a fait peur à Gergiev sont érigés.  Zaha Hadid construit un superbe théâtre en Chine avec des constructions très complexes, d’immenses surfaces de verre ; Franck Gehry termine à Paris un ensemble muséographique pour LVMH et ce sont également des constructions étonnantes, inhabituelles, innovantes. La coupe d’or du Mariinsky n’aurait donc pas été plus compliquée.

Mais les experts, internationaux de surcroît … Est-ce que Gergiev biaisait quand il en parlait ?

Je n’ai pas vu ces experts mais je sais qu’au stade d’achèvement du projet nous avions confié les études à une entreprise de construction allemande très connue Bollinger&Grohman GmbH. A l'époque, ils avaient alors travaillé sur des bâtiments difficiles du point de vue des études techniques comme par exemple la Banque Centrale Européenne à Francfort. Ils ont beaucoup travaillé avec le groupe Coop Himmelb(l)au, et chez ces derniers la complexité atteint un niveau artistique. Les Allemands de Bollinger&Grohmann ne doutaient pas du tout que la coupole puisse être construite. Et si eux ne sont pas experts, qui donc l’est ?

Quand as-tu senti pour la première fois que ton projet du Marrinsky avait un avenir difficile ?  

Nous avons travaillé trois ans. La première année tout fut remarquable. C’était une époque dont on ne pouvait que rêver. Nous collaborions avec la direction du théâtre, avec les autorités de Saint-Pétersbourg et les architectes russes. Notre triangle fonctionnait parfaitement. Et puis en dehors de ce triangle, à proximité, le Ministère de la Culture. Ensuite l’avant-projet fut approuvé, les demandes du théâtre et du maestro Gergiev avaient été prises en compte et nous avons commencé à rentrer dans les détails. Ce fut également un travail constructif et positif mais à mesure que nous nous rapprochions de l’achèvement du projet, de l’étape de l’expertise d’Etat, les relations se sont détériorées. Il m’a semblé alors que les intérêts de Moscou dans cette affaire ne correspondaient pas à ceux  de Saint-Pétersbourg, tant d’un point de vue bureaucratique que financier et que nous nous trouvions au centre de ce conflit entre la direction de la construction et le ministère.

Et le projet architectural dans tout cela ?

Nous étions des personnes extérieures, des étrangers, et nous avons été utilisés par les différentes instances pour régler leurs comptes entre elles. Le bâtiment lui-même n’intéressait déjà plus grand monde. Il n’était plus au centre des discussions mais servait seulement à masquer des conflits qui n’avaient rien à voir avec l’architecture. L’expertise d’Etat devint un prétexte parfait pour arrêter notre projet. Un projet tout à fait inhabituel, novateur, et je le dis sans me vanter, cela est reconnu dans le monde.

Pourquoi Gergiev n’a-t-il pas voulu le soutenir et le défendre au stade de l’expertise ?

Je vais dire quelque chose qui va peut-être le vexer. Mais c’est ainsi que je vois la situation. Gergiev est un grand musicien mais il ne peut réprimer son ego. Quand ce projet a été conçu, il a eu autant de succès que M. Gergiev en tant que chef d’orchestre. Et s’il avait été construit, il aurait eu plus de succès que Gergiev. Le maestro ne pouvait accepter que la coupole d’or soit appelée non pas le théâtre de Gergiev mais le théâtre de Perrault. J’en suis persuadé même s’il ne veut pas lui-même se l’avouer. A cela se sont ajoutés des complications politiques, des règlements de comptes personnels et des questions de goût qui bien sûr ont aggravé la situation. Et tout ceci est vraiment triste car la Russie et Saint-Pétersbourg auraient pu avoir un théâtre étonnant. Je respecte le talent de Valery Gergiev mais diriger des orchestres, on peut le faire tous les jours, alors que construire un théâtre c’est une fois dans sa vie. C’était une occasion historique qu’il a laissé passer, et pour des raisons plutôt mesquines et peu reluisantes qui ne font honneur à personne.

As-tu été obligé dès le début de partager le travail avec des architectes locaux ?

Nous avons instamment recommandé de créer une agence enregistrée en Russie pour diriger le projet, avec des partenaires russes, des ingénieurs, des spécialistes pour les études, les fondements, l’électricité. Ce qui est normal, comme nous l’avons fait aux Etats-Unis, au Japon et au Luxembourg. Je me suis posé des questions quand on nous a proposé de leur remettre entièrement le projet en nous limitant à la conception. Ce désir d’exclure les auteurs de la mise en œuvre du projet me faisait peur. J’ai vu d’ailleurs la construction de la salle de concert qui était réalisée à cette époque près du Théâtre Mariinsky. J’observais l’avancée des travaux à cet endroit et je pensais en fait que ce n’est pas comme ça que l’on construit. Tout se faisait au jugé et à la hâte. Il me semblait important que je puisse entièrement contrôler la qualité, du début jusqu’à la fin, de la conception au choix des exécutants, la mise au point des détails, de l’éclairage, des solutions aux problèmes acoustiques. Tout ce qui permet finalement de distinguer un opéra d’un centre commercial. Mais nous avions une approche plus occidentale – avec cette idée de contrôler la qualité du travail dès le début et jusqu’au moment où l’on couperait le ruban. Mais nos partenaires, des fonctionnaires, avaient une toute autre vision de ce processus : le projet d’un côté, la construction d’un autre, sans lien direct et permanent entre les deux.

Peut-être voulaient-ils se donner les mains libres pour une modernisation et une simplification du projet. Il aurait été plus facile, sans entrer en conflit avec les auteurs, de le mettre aux normes en vigueur.


Je rappellerai que notre projet n’a pas été choisi derrière des portes closes. Il a été le projet lauréat d’un grand concours international. Nous avons travaillé, non pas trois jours ou trois semaines, mais trois ans et pour notre partenaire d’Etat, c’était une remarquable opportunité. A l’issue de ces trois ans, ils avaient tous les plans et tous les documents pour poursuivre le travail. Avec nous ou avec d’autres exécutants, qu’ils pouvaient maintenant chercher ailleurs si nous ne leur convenions pas entièrement.

Il y a eu un moment où tu as dû partir et peu de temps avant cela tes partenaires ont commencé à t’accuser, à dire que ton projet était un échec, que tu avais pris du retard dans la présentation des documents etc…

Ils sentaient d’où le vent soufflait et ont pris les devants pour se défendre. Mais ce n’est pas très intéressant. Finalement, ils ont eux-mêmes perdu le projet parce que nous nous  l’avions perdu. Nous, nous pouvions partir travailler dans d’autres pays, construire des choses tout aussi intéressantes et de bien plus grande ampleur. Avant et après le Mariinsky 2,  j’ai conçu et réalisé des bâtiments plus grands et plus complexes. Je pouvais me permettre ne de pas m’accrocher au travail et aux honoraires. Cela me donnait la liberté que n’avaient pas mes partenaires russes et ils ont dû faire des compromis en travaillant avec un projet qui dépassait les normes locales.

Il semblerait qu’on les a obligés à se débarrasser de toi après leur avoir promis de leur confier le projet, et quand tu n’as plus été là , on leur a réglé leur compte.

Je n’ai pas été chassé. J’ai justement beaucoup étonné l’administration russe parce que je ne me suis pas laissé mettre dehors. Je n’ai pas accepté les conditions de réalisation du projet tant sur le plan architectural que sur le plan technique. Cela les a beaucoup surpris et même vexés parce qu’ils s’attendaient à ce que je commence à négocier finacièrement ou à discuter pendant des semaines sur les procédures mais tout s’est passé autrement. A un certain moment ils m’ont proposé – en fait comme une menace – de rompre le contrat, il ne m’a fallu qu’une minute pour prendre la décision.

Que penses-tu du projet qui a été réalisé ?

Je n’ai vu que des photos dans la presse, je ne peux pas juger du travail de mes collègues d’après elles ; je dirai seulement que s’il n’y avait pas eu de légende sous les photos indiquant qu’il s’agissait du théâtre Mariinsky, personne ne l’aurait jamais deviné. Que pourrais-je ajouter ? Probablement que cela plait à certaines personnes, mais à beaucoup d’autres non. Il n’y a personne pour le défendre, même Gergiev a préféré transférer la discussion du domaine architectural au domaine musical. Mais si Gergiev possède une ouïe remarquable, ce n’est le cas de sa vue. On peut ne pas être sourd mais être aveugle. Voilà ce qui est triste, les gens partent mais l’architecture reste. Et Saint-Pétersbourg, cette ville à la fantastique mémoire architecturale, fierté de l’humanité, n’a obtenu qu’un médiocre théâtre provincial.

Et tu ne peux oublier cet échec ?

J’ai vraiment essayé de tout oublier. Ce ne sont pas des souvenirs que l’on aime à se remémorer. Certains projets ne marchent pas. Il arrive qu’on perde un concours, qu’on ne s’entende pas avec le client, mais c’est une question de quelques jours. Le Mariinsky, c’était un morceau de vie et il ne disparaîtra pas de ma mémoire.

Quel âge avais-tu quand le projet a débuté ?

50 ans. Gergiev et moi sommes du même âge. Cette histoire a commencé il y a dix ans et voilà par quoi elle s’est terminée.  C’est vraiment dommage, pas pour moi comme tu l’imagines, mais pour le théâtre. Depuis plusieurs décennies l’architecture contemporaine se développe dans le monde, audacieuse, inhabituelle, changeant la culture – musées, salles de concerts, bibliothèques. Il n’est pas facile de les construire, parfois difficile de les accepter, mais tout se fait avec ambition, avec le désir de transmettre une nouvelle culture visuelle. Et le Mariinsky aurait été un chef-d’œuvre de l’architecture contemporaine, il serait entré dans les livres d’école. Il n’y avait aucune raison pour que le résultat soit si moyen. Tout a été fait pour qu’il en résulte tout le contraire. Un chef d’orchestre prestigieux à la tête d’un théâtre célèbre, dans l’une des plus belles villes du monde, dans ce grand pays qu’est la Russie…

Et un architecte de renom et de valeur…

Oui et aussi un bon architecte, un projet accueilli dans le monde avec ferveur. A propos, cela reste pour moi une excellente recommandation, tout le monde connaît mon projet du Mariinsky. Toutes les conditions étaient réunies pour créer un chef d’œuvre. Quelqu’un est responsable de cet échec. Qui ? Vous pensez que c’est moi ? Je ne le crois pas.

Alors la faute à qui ? Gergiev ?


Pour moi bien sûr, Gergiev. Il pouvait tout, il était tout puissant, il lui suffisait de dire « je veux un théâtre comme celui-là » et le théâtre aurait été construit. Je ne comprends pas quel intérêt il y avait à enterrer notre projet.  Les clients ont perdu du temps et de l’argent. Ils ont dépensé trois fois plus que ce qui était prévu. Une telle erreur est mathématiquement impossible. Il serait intéressant de savoir où est passé tant d’argent, peut-être le théâtre compte-t-il maintenant trois fois plus de sièges ?

Alexey Tarkhanov
Kommersant Vlast – 13-05-2013



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